Résumé
Swisscom, le fournisseur de télécommunications dominant en Suisse avec 51% de participation étatique, présente un schéma préoccupant d’investissements étrangers catastrophiques, d’implications criminelles, de violations du droit de la concurrence et d’une gouvernance douteuse s’étalant sur trois décennies. Les contribuables suisses, en tant qu’actionnaires majoritaires, ont finalement supporté les coûts des échecs de gestion totalisant bien plus de 10 milliards de francs.
1. La piste désastreuse des investissements étrangers
Debitel : 3,3 milliards de francs jetés par les fenêtres
En 1999, Swisscom a payé 4,3 milliards de francs pour acquérir Debitel, le troisième fournisseur de services mobiles d’Allemagne, avec l’ambition de pénétrer le marché allemand de l’UMTS. Cinq ans plus tard, elle l’a vendu pour environ 1 milliard de francs à Permira, cristallisant une perte de 3,3 milliards de francs.
Le fiasco est devenu politiquement explosif. La Délégation des finances du Parlement a été chargée d’enquêter, et le conseiller national Pierre Kohler a calculé que la Confédération suisse avait perdu environ 2 milliards de francs sur ce seul investissement.
Échecs antérieurs : Hongrie, Inde, Malaisie
Entre 1993 et 1997, Swisscom (alors Telecom PTT) a investi 2 milliards de francs dans des entreprises en Hongrie, en Inde, en Malaisie et au Bade-Wurtemberg (Tesion), ainsi que dans le consortium paneuropéen Unisource. Les investissements se sont révélés déficitaires, et Swisscom s’est retirée en 1999. L’ironie amère : les entreprises en Malaisie et en Inde ont ensuite été vendues par leurs nouveaux propriétaires à des multiples de ce que Swisscom avait reçu.
Fastweb : De l’acquisition à la ‘Ndrangheta
En 2007, Swisscom a acquis le fournisseur italien de haut débit Fastweb pour 6,9 milliards de francs. En décembre 2011, Swisscom a été contrainte d’amortir 1,3 milliard d’euros en raison d’une dépréciation massive, décrite par les critiques comme une autre « fosse à milliards ».
2. Le scandale du blanchiment d’argent de la mafia
L’acquisition de Fastweb a entraîné Swisscom dans ce que les procureurs italiens ont qualifié de « l’une des affaires de fraude les plus colossales de l’histoire italienne ».
Entre 2003 et 2006, Fastweb et la filiale de Telecom Italia, Sparkle, auraient été utilisées pour blanchir environ 2 milliards d’euros d’argent de la mafia ‘Ndrangheta à travers des transactions fictives de services téléphoniques internationaux. Le système a également escroqué le fisc italien de 360 millions d’euros de TVA.
La connaissance préalable de Swisscom
Swisscom a admis qu’elle était au courant des enquêtes en cours pour fraude fiscale lors de l’acquisition de Fastweb en 2007. Cependant, l’entreprise a affirmé avoir été prise au dépourvu par la dimension du blanchiment d’argent. Cette défense manque de crédibilité compte tenu de l’ampleur des opérations.
Procédures pénales
Cinquante-six mandats d’arrêt ont été émis, notamment contre le fondateur de Fastweb, Silvio Scaglia (devenu milliardaire grâce à la vente à Swisscom), d’anciens membres du conseil d’administration, et même un sénateur italien du parti de Berlusconi photographié en train d’embrasser un boss de la ‘Ndrangheta.
Les autorités suisses ont effectué des perquisitions au Tessin et à Genève dans le cadre de la coopération internationale.
Pour empêcher les autorités italiennes de placer Fastweb sous administration judiciaire — décrit par le PDG de Fastweb comme « équivalent à assassiner l’entreprise » — le PDG de Swisscom Carsten Schloter a personnellement pris la direction de Fastweb.
Swisscom a dû provisionner 70 millions d’euros pour les responsabilités potentielles.
3. Violations du droit de la concurrence et amendes massives
L’amende de 186 millions de francs pour l’ADSL
En 2009, la Commission de la concurrence (Comco) a constaté que Swisscom avait abusé de sa position dominante sur le marché de 2001 à 2007 en facturant des prix de gros excessifs pour les services ADSL — créant un « effet de ciseaux coûts-prix » qui rendait impossible pour les concurrents d’opérer de manière rentable. L’amende initiale était de 220 millions de francs.
Après une décennie de batailles juridiques au Tribunal administratif fédéral puis au Tribunal fédéral en décembre 2019, l’amende a été confirmée à 186 millions de francs.
Le Tribunal fédéral a jugé le comportement de Swisscom « au minimum négligent » et une violation claire du droit des cartels. La défense de Swisscom selon laquelle les réseaux câblés fournissaient une pression concurrentielle a été rejetée.
Suite au verdict, Sunrise a poursuivi Swisscom pour 350 millions de francs de dommages-intérêts.
L’abus sur le réseau de la Poste
En 2015, la Comco a infligé une amende de 7,9 millions de francs à Swisscom pour abus de position dominante dans un appel d’offres de 2008 pour connecter les sites de la Poste suisse. Swisscom a remporté le contrat en sous-enchérissant de 30% par rapport aux concurrents, tout en facturant à ces mêmes concurrents des prix de gros qui rendaient impossible toute offre compétitive.
Batailles antitrust en cours
En 2021, trois fournisseurs d’accès internet (Init7, SolNet, Ticinocom) ont déposé des plaintes auprès de la Comco, alléguant que les prix de détail de Swisscom étaient si bas que les concurrents achetant des services de gros Swisscom ne pouvaient pas couvrir leurs coûts — une autre allégation d’« effet de ciseaux ».
Dès 2003, la Comco avait dû intervenir lorsque Swisscom a tenté de monopoliser le marché ADSL par des remises de volume discriminatoires à sa filiale Bluewin.
4. La fuite de données de 800 000 clients
L’incident
À l’automne 2017, des criminels ont exploité les identifiants d’accès d’un partenaire commercial de Swisscom pour voler les données personnelles (noms, adresses, numéros de téléphone, dates de naissance) d’environ 800 000 clients.
Le vol de données s’est en fait produit via une société de marketing en Tunisie — un sous-traitant d’un sous-traitant — à qui le partenaire de Swisscom avait indûment transmis les identifiants de connexion.
La réponse de Swisscom : supprimer et minimiser
Des documents internes classifiés « secret » révèlent que Swisscom avait initialement l’intention de n’informer ni les clients concernés ni le public. Trois mois plus tard, contrainte de divulguer, Swisscom a caractérisé les données volées comme « non particulièrement dignes de protection ».
Cependant, la propre évaluation des risques interne de Swisscom, obtenue ultérieurement par des demandes d’accès à l’information, énumérait onze risques graves, notamment : le commerce de données clients sur le darknet, le hameçonnage SMS ciblé, et « l’exposition de VIP ou de personnes en danger » avec des menaces potentielles « à la vie et à l’intégrité physique ».
Traitement différencié
Alors que les clients ordinaires devaient envoyer un SMS pour vérifier s’ils étaient concernés (et le système donnait des résultats peu fiables), les clients VIP, y compris les politiciens, ont été informés de manière proactive.
Swisscom s’est battue pendant deux ans pour empêcher la publication des documents sur les risques. Le Préposé fédéral à la protection des données a conclu que Swisscom « avait eu de la chance » que les dommages anticipés ne se soient largement pas matérialisés.
5. Pannes de réseau en série
2020 : une année de pannes
Rien qu’en 2020, Swisscom a subi au moins six pannes majeures de réseau affectant des millions de clients. Ce n’étaient pas des incidents mineurs — les numéros d’urgence 112, 117, 118 et 144 ont été mis hors service à plusieurs reprises dans plusieurs cantons.
Lors de la panne de février 2020, les services de police et de secours de Bâle-Campagne, Bâle, Winterthour, Saint-Gall et d’autres régions ont dû diriger les appels d’urgence vers des alternatives mobiles. Même l’application gouvernementale Alertswiss a échoué.
Le schéma était si alarmant que la Commission des transports et des télécommunications du Conseil national a convoqué la direction de Swisscom pour interrogation. L’OFCOM a lancé des enquêtes formelles. La Conférence des directrices et directeurs des départements cantonaux de justice et police a déclaré qu’il était « inquiétant pour la population lorsque les appels d’urgence sont impossibles ».
Les pannes se sont poursuivies en 2021 et 2022, Swisscom offrant diverses explications : composants réseau défectueux, comportement logiciel inattendu, ajustements du système de sécurité.
6. Les télécoms les plus chères de Suisse
Surfacturation systémique
Des études de l’Institut scientifique pour les infrastructures et les services de communication (WIK) ont révélé que les consommateurs suisses paient plus pour le mobile, le fixe et l’internet que dans tout autre pays d’Europe. Les prix du haut débit de Swisscom sont environ un tiers plus élevés que ceux des concurrents — lui-même « un record européen ».
La publication de consommateurs K-Tipp a calculé que « les clients financent les pertes étrangères de Swisscom » — l’entreprise réalise des profits excessifs au niveau national, puis gaspille des milliards à l’étranger.
Alors que les anciens monopoles dans les pays de l’UE ont vu leurs parts de marché diminuer à environ 40%, Swisscom a maintenu environ 60% sur ses marchés — une dominance que WIK attribue à la faveur réglementaire et à un marketing agressif que les concurrents ne peuvent égaler.
Même si Swisscom augmente ses prix (l’abonnement « inOne mobile basic » est passé de 45 à 50 francs en 2020), les concurrents offrent des données illimitées pour 20-30 francs par mois. Les consommateurs suisses paient environ 100 francs par mois pour des services combinés — nettement plus qu’en Allemagne ou en Autriche.
7. L’acquisition de Vodafone Italia : l’histoire se répète ?
Communication furtive
Swisscom a annoncé l’approbation réglementaire pour son acquisition de Vodafone Italia à 8 milliards d’euros le vendredi soir 20 décembre 2024 — alors que le pays était concentré sur le rapport de la CEP sur l’effondrement de Credit Suisse et les négociations bilatérales avec l’UE. La finalisation de la transaction a été annoncée le 2 janvier, alors que la bourse de Zurich était fermée pour un jour férié.
Le conseiller national SVP Franz Grüter l’a qualifié de « presque malicieux » : « Ils ont définitivement choisi la date parce qu’ils savaient que cela passerait complètement inaperçu. »
Dette et dégradation
L’acquisition a été entièrement financée par la dette, augmentant la dette nette de Swisscom de 9,1 milliards de francs à 15,6 milliards de francs — près de 2 000 francs par résident suisse. Moody’s a ensuite dégradé la note de crédit de Swisscom, notant que la dette dépasserait les limites imposées par le gouvernement pendant une période prolongée.
« De l’air italien »
L’analyse du rapport annuel 2024 de Swisscom révèle que plus de 75% du prix d’achat de 7,4 milliards de francs représente du goodwill et des actifs incorporels — « de l’air italien » selon les termes des analystes financiers. Le goodwill seul représente 1,1 milliard de francs ; les licences 2 milliards ; et les « relations avec la marque et les clients » 1,7 milliard.
Silence politique
Remarquablement, cette acquisition n’a rencontré pratiquement aucune opposition politique — contrairement à l’offre bloquée pour Eircom en 2005 pour seulement 4,6 milliards de francs. Les critiques soutiennent que le timing a été conçu pour éviter tout examen, et le représentant de l’État au conseil d’administration de Swisscom a approuvé l’accord sans débat public.
8. Délocalisation des emplois suisses malgré la rentabilité
Le schéma
En septembre 2025, des rapports ont révélé que Swisscom prévoit de délocaliser des centaines d’emplois de développement informatique de la Suisse vers ses centres de Riga (Lettonie) et Rotterdam (Pays-Bas), où les salaires des ingénieurs seniors sont de 65 000-75 000 francs contre jusqu’à 140 000 en Suisse.
Lorsque Swisscom a ouvert ces bureaux étrangers en 2019-2020, la direction a explicitement déclaré qu’ils « ne se feraient pas au détriment des emplois suisses ». Maintenant, l’entreprise invoque « l’optimisation continue des coûts » pour la délocalisation.
Le syndicat Syndicom rapporte que les employés de plus de 50 ans craignent particulièrement pour leurs postes. Malgré de bons résultats financiers, Swisscom continue de supprimer des postes suisses tandis que le personnel à l’étranger a augmenté de près de 50%, passant de 2 689 à 3 982 en cinq ans.
Pratiques commerciales douteuses
En mai 2025, des employés dans des boutiques Swisscom de la région Vaud-Valais-Fribourg ont révélé des pratiques douteuses : enregistrement illégal des conversations avec les clients sans consentement, manipulation des contrats pour atteindre les objectifs de vente, et vente d’abonnements jeunes à des personnes âgées non éligibles.
9. Questions de gouvernance
La mort du PDG
En juillet 2013, le PDG Carsten Schloter a été retrouvé mort à son domicile dans un apparent suicide à l’âge de 49 ans. Dans l’une de ses dernières interviews, il se décrivait comme « une victime de la communication moderne », trouvant « de plus en plus difficile de décompresser ». Le décès est survenu alors que la Comco ouvrait une enquête sur les pratiques ADSL, bien que sa lettre de suicide aurait invoqué des raisons personnelles.
L’hybride étatique
Les critiques décrivent Swisscom comme « un hybride indicible » — formellement organisé selon le droit privé mais à majorité étatique, ce qui signifie que les contribuables suisses supportent les risques commerciaux tandis que la direction opère comme une entreprise privée cherchant à maximiser les profits.
L’intérêt du Conseil fédéral pour une libéralisation accrue du marché semble limité compte tenu de sa participation, créant un conflit entre ses rôles de régulateur et de bénéficiaire des profits de monopole.
Conclusion : schéma d’échec de responsabilité
Le bilan révèle des problèmes systémiques :
- Pertes répétées de plusieurs milliards dans les investissements étrangers (Debitel, premières aventures asiatiques, dépréciations de Fastweb)
- Implications criminelles que la direction prétend avoir découvertes malgré la diligence raisonnable
- Violations en série du droit de la concurrence nécessitant une décennie de litiges
- Mépris chronique de la sécurité des données clients et de la transparence
- Pannes d’infrastructures critiques affectant les services d’urgence
- Tarification monopolistique à laquelle les consommateurs suisses n’ont aucun moyen d’échapper
- Délocalisation d’emplois malgré des profits solides et la propriété étatique
Les contribuables suisses, à travers la participation de 51% de leur gouvernement, restent exposés à d’autres mésaventures. Le silence quasi total entourant l’acquisition de Vodafone Italia à 8 milliards d’euros — financée par la dette, représentant principalement des actifs incorporels, annoncée quand personne ne regardait — suggère que les leçons restent non apprises.
La question n’est pas de savoir si Swisscom fera face à une autre crise. C’est quand — et combien de milliards supplémentaires les citoyens suisses perdront avant qu’une réforme significative de la gouvernance ne se produise.
Sources : swissinfo.ch, NZZ, Tages-Anzeiger, 20 Minuten, Handelszeitung, Bilanz, watson.ch, SRF, Basler Zeitung, inside-it.ch, documents judiciaires et dépôts réglementaires.