Table des Matières | Précedante : Parents Suite : L'Usine

Bribes

La mémoire est vraiment une faculté étrange. Pourquoi se souvient-on? Comment se souvient-on? Par exemple, ma mère avait failli mourir quand on l’avait opérée de la vésicule biliaire quand j’avais 7 ou 8 ans; à l’époque on utilisait du chloroforme pour endormir les malades et on se réveillait malade à mourir et crevant de soif. Mère avait profité d’un moment d’inattention de l’infirmière pour avaler un bol de glaçons avec lesquels on lui mouillait les lèvres. Elle fit une congestion pulmonaire avec complications et fut hospitalisée plusieurs semaines. Mon seul souvenir est de l’avoir vue dans son lit d’hôpital, dans une petite chambre toute grise. Mais qui s’occupait de la maison pendant ce temps-là ? Qui m’emmenait à l’école? Mystère!

D’autres souvenirs sont si embrouillés que je ne peux pas les démêler en un tout cohérent, comme la visite de Mary Clarkson, dont le séjour avait été arrangé par le lycée dans un échange d’élèves. J’avais 15 ans, je devrais m’en souvenir, mais non, rien, ou si peu.

Rétrospectivement, il y a quelques éléments dans mon enfance qui semblent avoir eu une influence et qui m’ont marquée. Il y eut d’abord la guerre (la première!), puis l’usine, le couvent, le lycée et enfin la douane, ce monde grouillant où Halluin et Menin se côtoyaient. La guerre dont je parle est la Grande Guerre, celle de 14-18. Il peut paraître étonnant qu’étant née en 1921, trois ans après la fin des hostilités, ce conflit m’ait impressionnée, mais ayant moi- même traversé la même expérience vingt ans plus tard, je sais à quel point une longue guerre passée sous l’occupation ennemie traumatise les victimes.

Quand j’étais petite, les gens autour de moi me rappe- laient la guerre à tout instant. On en parlait et les ruines étaient tout autour de nous. Halluin n’est qu’à quelques kilomètres d’Ypres et la campagne était complètement ravagée. Il fallut près de dix ans pour que les choses redeviennent normales: il n’y avait plus de maisons, plus d’arbres, plus de points de repère. Des familles entières avaient disparu; les archives étaient perdues. Où étaient les propriétés? Où étaient les champs? Où en étaient les limites?

Ma mère avait une cousine, Elodie, qui habitait avec son mari Honoré, à Frelinghien. Quand le front se stabilisa, ils furent évacués et enterrèrent un petit pécule en pièces d’or dans leur jardin, espérant revenir quelques semaines ou quelques mois plus tard. Quand ils revinrent, après quatre ans, il leur fut impossible de localiser leur maison; ils ne savaient plus où elle était: Frelinghien avait été oblitéré. C’est dans cette atmosphère que j’ai grandi, est-il étonnant qu’il m’en reste quelque chose?

Quand la guerre éclata, mon père avait 38 ans. Il n’avait jamais fait son service militaire, étant trop petit, mais il était dans la Réserve. Comme les Allemands avançaient rapidement à travers la Belgique, Père et quelques copains, réservistes comme lui, décidèrent de faire leur devoir et d’essayer de rejoindre l’armée française. Ils partirent donc à pied (en 1914, les seuls transports en commun étaient les trains, qui étaient déjà désorganisés dans le Nord). Aux environs de Bondues, ils rencontrèrent des uhlans qu’on appelait les Uhlans de la Mort car ils portaient le crâne et les deux tibias croisés sur leur casque et étaient armés d’une longue lance. Ils étaient à cheval et ne savaient que faire de leurs prisonniers. Tout le petit groupe fut donc mis sous clé dans une grange avec une sentinelle et fut pris en charge par l’armée allemande qui suivait. Arrêtés à Ypres, les Allemands avaient d’autres chats à fouetter que de s’occuper d’une demi-douzaine de réservistes qui ne savaient probablement pas par quel bout un fusil tirait... Ils furent ramenés à Halluin et, pendant quelque temps, durent se présenter régulièrement à la Kommandantur. Puis ils furent tout doucement oubliés. Un ou deux réussirent à rejoindre l’armée française, mais pour ceux qui avaient femme et enfants, la vie était devenue tellement dure que toute leur énergie était tournée vers la simple survie quotidienne.

Halluin était souvent bombardée par les Anglais qui tiraient sur les arrières depuis Ypres. Il paraît qu’à un moment ils avaient pris l’habitude de commencer le bombardement à midi. Un jour, Père, en se précipitant vers la cave où toute la famille se réfugiait dans de tels cas, trébucha et son dîner, qu’il avait emporté, s’éparpilla sur le carrelage... Père se mit à quatre pattes et le récupéra: les bombes pouvaient tomber, mais on avait faim!

Un matin de bonne heure, Mère entendit un bruit insolite et se mit à sa fenêtre. Elle vit un spectacle qu’elle n’oublia jamais: les Allemands avaient commencé à utiliser des gaz et les Anglais à leur tour avaient lancé une attaque au gaz moutarde, et ce que Mère avait entendu était le convoi de soldats qui avaient été pris dans cette vague de gaz. On les avait traités avec de l’acide picrique, un liquide jaune vif qu’on mettait sur les brûlures et qui piquait horriblement. Puis ces pauvres malheureux avaient été chargés dans des tombereaux où ils durent rester debout et furent transportés à Lille: vingt kilomètres sur des pavés, au pas d’un cheval!

Je crois que l’attitude des civils envers leur ennemi fut différente en 1914 que celle de 1940-1945. En zone occupée, les gens vivaient avec les soldats, partageaient les mêmes dangers, souffraient des mêmes privations, recevaient les mêmes bombes; ils étaient tous ensemble dans la guerre et le malheur et il y avait moins de haine. Il faut aussi reconnaître que, dans le Nord, beaucoup de gens parlaient le flamand, et les rapports étaient facilités par le fait que civils et soldats pouvaient plus ou moins se comprendre. Je ne parle pas ici de collaboration, mais plutôt de résignation; tout au moins c’était mon impression quand Mère m’en parlait. Je lui ai demandé une fois si elle avait reçu des avances d’un Allemand: après tout, un officier logeait chez nous, son ordonnance était constamment dans la cuisine pour lui faire du café, un peu de lessive. Ils étaient en contact journalier. Il paraît que l’ordonnance, un jour où Mère était assise à coudre, lui posa un baiser dans le cou en passant derrière elle. Connaissant Mère, je n’ai aucune peine à imaginer qu’elle piqua une belle colère et menaça de se plaindre à son officier. Le pauvre garçon la supplia de n’en rien faire; il aurait été envoyé au front immédiatement et il avait femme et enfants en Allemagne.

Mes parents avaient fait construire leur maison dans la rue de Lille au début de 1914, et venaient d’y emména- ger. Ma mère m’a souvent raconté que lorsque l’offensive allemande fut stoppée et que le front se stabilisa entre Menin et Ypres, l’armée allemande défila devant sa porte pendant tout le reste de la guerre. Pendant trois semaines, personne dans la rue de Lille ne ferma l’œil. Les portes devaient rester ouvertes nuit et jour et n’importe quel soldat pouvait entrer pour se reposer; il fallait lui donner du café, etc. et Mère ne se déshabilla pas pendant quinze jours. Une nuit, quand finalement elle monta dans sa chambre pour s’étendre quelques heures, elle entendit un fracas terrible dans le couloir, descendit en vitesse et se trouva nez à nez avec un cheval: un officier avait fait entrer son cheval dans la maison, mais comme toujours dans le Nord, le couloir était carrelé, les sabots du cheval avaient glissé et, en perdant l’équilibre, il avait piétiné de tout son poids la marche qui menait dans la deuxième partie de l’entrée; la dalle de marbre fut fendue et ne fut jamais remplacée: souvenir de guerre qui existait toujours quand j’ai vendu la maison après la mort de Mère, quarante-cinq ans plus tard.

Une fois les tranchées établies, la population s’installa sous l’Occupation. Au début, les vivres étaient très abondants, la guerre serait finie à Noël n’est-ce-pas ? et Mère se souvenait avoir vu les soldats graisser les essieux de leurs camions avec du beurre. Mais le temps passa et le ravitaillement devint la préoccupation principale de chacun. Un jour, on offrit à Mère un rat, bien propre, dépecé et présenté comme un petit lapin. Elle a toujours dit quelle l’avait refusé, mais qui sait? Père allait parfois dans les fermes, risquant d’être arrêté, mais il n’y avait rien à trouver, les Allemands étaient passés par là avant lui! Père fut également employé à la Mairie, ne pouvant aller à Roubaix où se trouvait l’usine Glorieux. Il était chargé du ravitaillement, de trouver à loger les gens dont les maisons avaient été bombardées, et, en général, d’essayer de résoudre les problèmes du moment; c’est alors qu’il acquit le petit tableau que j’ai toujours: une femme avec un jabot de dentelle et un petit chapeau pointu. A la fin de la guerre, les Allemands partirent précipitamment et le tableau fut découvert dans les paperasses jetées dans un coin du bureau du commandant. Le maire dit à mon père: «Prends-le comme souvenir, Alphonse, toi, la peinture, ça t’intéresse.»

Vers 1917, quand les Américains commencèrent à entrer dans le conflit, Halluin fut mis en émoi: ils avaient envoyé des provisions pour les zones occupées et on allait recevoir «du lard d’Amérique». Les ménagères se préparèrent à un festin. Quel désappointement quand on leur distribua un paquet de «lard» qui, en anglais, est le mot pour «saindoux». Mère ne le leur pardonna jamais; elle détestait aussi les Anglais qui, non seulement l’avaient bombardée, mais l’avaient aussi chassée de sa cuisine. «Quand je pense, disait-elle, que j’ai eu des Allemands pendant quatre ans et que j’ai toujours été maîtresse chez moi, et que quand les Anglais sont arrivés j’ai dû quitter ma cuisine et faire mon chenit dans l’appentis au fond du jardin.» Elle était offensée. Non sans raison...

En 1923, Père acheta sa première voiture, une Citroëndécapotable, et une des premières voitures à Halluin. J’en ai la photo, où toute la famille trône fièrement et où, petite blondinette de deux ans, je regarde l’objectif d’un air ahuri, cramponnée à ma poupée, «Trinette». Nos premières randonnées (d’au moins vingt kilomètres!) se firent dans les environs, surtout vers Ypres où «The Grave Commission» avait ouvert des cimetières, construit la fameuse Porte de Menin – où tous les soirs à neuf heures «The Last Post» est sonné, encore maintenant – et d’une manière générale nettoyé la campagne des traces de guerre. Il en restait pourtant beaucoup et, pendant des années, les fermiers en labourant mettaient à jour des shrapnels, des obus non éclatés, des ossements, des morceaux de char, des fusils; le sol était truffé de toutes sortes de débris. Je me souviens qu’une fois, allant à Ypres, nous traversâmes des terrains vagues qui n’avaient pas encore été récupérés pour l’agriculture et il nous fallut faire un petit détour dans les herbes folles, car la route s’était effondrée dans une sape dont personne ne soupçonnait l’existence et où des sapeurs avaient été ensevelis par une explosion. Souvent, on entendait qu’un fermier avait été tué ou blessé par un obus en retournant sa terre. Aux environs d’Ypres, il n’y avait plus un seul arbre.

Nous allions visiter les champs de bataille comme le Mont-Cassel, Notre-Dame-de-Lorette, Verdun, où quelques années plus tard nous allâmes visiter l’Ossuaire de Douaumont et la Tranchée des Bayonnettes. Je suis retournée à l’ossuaire il y a quelques années avec Mel, quand nous revenions en voiture de Genève. C’est un long bâtiment, avec une tour centrale et deux ailes, où des chapelles sont dédiées aux régiments qui ont pris part à la bataille. Le sous-sol est rempli d’os et on peut les voir par de petites lucarnes spécialement aménagées tout autour. C’est à Verdun qu’on se rend compte du carnage causé par la guerre. J’avais une amie dont le père avait été à Verdun. Il n’en parlait jamais. Mais une fois il laissa échapper que pour se protéger un peu des bombardements les soldats construisaient de petits murs en empilant les cadavres.

La Tranchée des Bayonnettes avait été ensevelie par un bombardement et fut retrouvée parce que les baïonnettes des soldats sortaient de terre dans la position exacte où ils avaient été enterrés vivants. Je crois que les soldats furent ensevelis avec les honneurs militaires, mais la tranchée fut reconstruite: monument éternel de ce que fut cette bataille.

Est-il donc étonnant que la Première Guerre mondiale m’ait tant impressionnée et que je m’en souvienne?

Table des Matières | Précedante : Parents Suite : L'Usine